Le Pays Lorrain et la Revue Lorraine Illustrée

Claude Gérard

Ce texte veut rappeler aux lecteurs du Pays Lorrain les trois grandes étapes de son existence presque séculaire.

A la différence des revues spécialisées, une revue régionale apporte à son lectorat un tableau en évolution constante de la terre, de la nature, des hommes et de leur patrimoine.

Charles Sadoul

Charles Sadoul

En 1904, les fondateurs du Pays Lorrain, « revue régionale bimensuelle » avec l’enthousiasme des pionniers, voulurent donner une assise morale et matérielle à ce qu’on avait nommé en 1865
« Le programme de Nancy », appel proposé par un groupe autour de Charles Sadoul, prônant la décentralisation de la vie française au profit des cités et des régions. Six ans après, la Lorraine
était devenue la province frontière de l’Est ce qui confortait le projet d’une revue illustrant la personnalité de la « Petite patrie très aimée » aux avant-postes de la Grande. Elle servirait d’organe
à l’Union Régionaliste Lorraine déjà créée, et répondait au brillant essor de Nancy dans les domaines de la science, de la médecine et des arts.

L’ambition des fondateurs était raisonnable, le sous-titre de la revue représente bien — Lettres, Arts, Histoire, Traditions populaires — ce que l’un d’eux, René d’Avril, dans la présentation de la jeune revue appelait le miroir du ciel natal.

Si l’entreprise de Charles Sadoul paraissait fragile au départ (700 exemplaires à faible prix), elle a vécu un siècle, avec l’inévitable rupture des deux guerres et elle conserve toute sa vitalité, comme les membres de son Comité de Rédaction peuvent en témoigner.

En 1929, année du premier jubilé du Pays Lorrain, fêté en mars 1930 à Paris par tous les amis de Charles Sadoul, que le maréchal Lyautey décora de la Légion d’honneur, le directeur de la Revue, conscient de la nécessité de guider lecteurs et chercheurs dans le dédale des numéros ac- cumulés avant 1914 et après 1919, dressa lui-même la première table alphabétique : son apport est intégré à la table actuelle. Ensuite, René Cuénot composa celle de 1929 à 1989, puis voulut bien achever cet énorme travail pour les dix années les plus récentes.
Revenons à la première période du Pays Lorrain, lorsque Charles Sadoul, au delà du cercle de ses amis, fait appel à tous les auteurs bénévoles unis par le même désir : faire connaître leur pays aux Lorrains. Si lui-même, très discret, se limite à ses domaines de prédilection, histoire vosgienne, coutumes, chansons lorraines, il voit vite affluer les propositions des auteurs séduits par le ton et le contenu des premiers numéros, bien adaptés à tous les publics. Les articles d’histoire sont peu nombreux mais envoyés par des universitaires renommés, Christian Pfister, attaché au passé de Nancy, Robert Parisot, Pierre Boyé, Albert Collignon, l’archiviste Duvernoy ; les écrivains les suivent, Barrès, Moselly, Theuriet, Madelin. L’art contemporain est très pertinemment défendu par Gaston Varenne, René Xardel et Émile Nicolas, fidèle interprète de la pensée de Gallé, au moment de la mort de l’artiste.
 
Toutes les saveurs de la vie paysanne, alors intense, sont traduites dans les saynètes villageoises,
« La dame de Saizerais » de George Chepfer, collaborateur très régulier, et par les fiauves, contes en patois (traduit) dont on trouve la liste des auteurs dans cette table, Henri Gaudel, Alcide Marot, Urbain Noirel, Jean Julien. D’autres récits savoureux sont signés F. Baldenne (Baldens- perger), Désiré Ferry, Émile Badel.

L’ami de Charles Sadoul, René Perrout, correspond souvent d’Épinal et Henri Bardy l’imite de Saint-Dié. Mais la Moselle annexée n’est pas oubliée, grâce à Pierre Braun pour Metz, à L. Gilbert pour le pays de Bitche, à Julien Barbé (J. Julien). Et le Pays Lorrain s’est même donné un frère, le Pays Messin, d’une existence assez irrégulière mais théoriquement maintenu jusqu’en 1924. Par une réduction de moitié du tarif des abonnements, consentie aux écoles, Charles Sadoul a su retenir l’intérêt d’un monde rural alors très réceptif, d’où instituteurs et curés lui en- voyaient des échos fort précieux.
On en était au 151e numéro du Pays Lorrain lorsqu’éclata la guerre en 1914, ce qui suspendit la parution et navra Charles Sadoul. La revue n’avait cessé de progresser en épaisseur, en qualité : 64 pages illustrées par mois après 1906 ou 800 pages par an, avec un tirage de 1 200 exemplaires porté à 1 700 avant 1914. La guerre éprouva tout autant la vie intellectuelle de la Lorraine que ses villages et ses habitants. Charles Sadoul n’attend pas pour relancer sa revue, alors qu’il se débat « dans les pires difficultés financières », et envisage même la liquidation. En juillet 1919, elle reparaît donc, plus modeste (600 pages par an) moins illustrée. Elle perdu bien des fidèles collaborateurs d’avant 1914, elle en trouve de plus jeunes et elle tient bon.

La mort soudaine de Charles Sadoul le 15 décembre 1930 pouvait condamner la poursuite de la publication tant il s’était identifié au Pays Lorrain, comme en témoigne la considérable correspondance échangée entre lui, ses auteurs et les lecteurs. Pourtant, la seconde étape de la vie de la revue commença.

Ce n’est pas une mais deux revues que la mort de Charles Sadoul laisse sans direction. En effet, dès février 1906, il en avait créé une seconde, La Revue lorraine illustrée, plus luxueuse et plus coûteuse que la première, pour présenter par le texte et la photographie l’épanouissement artistique et littéraire lorrain en ce début de siècle, ce que ne pouvait faire le Pays Lorrain plus modeste et plus populaire. Elle réussit parfaitement jusqu’en 1914, sous la couverture dessinée par Victor Prouvé, grâce à ses magnifiques planches et photos produites par cinq imprimeurs différents et aux études originales de Gaston Varenne, Émile Nicolas, Pierre Boyé, René Perrout sur la Lorraine de Stanislas, les cités historiques, l’imagerie d’Épinal. Ce bel organe fut aussi étouffé par la guerre et Charles Sadoul ne put lui redonner vie qu’en 1929, pour deux ans seulement.

Les successeurs de Charles Sadoul n’ont pu faire face à tant de tâches complexes ; son frère Louis, historien lui aussi, put maintenir sans interruption, en 1931, le Pays Lorrain, car il trouva un co-directeur éprouvé en Pierre Marot, chartiste et archiviste, passionné d’histoire lorraine, plus jeune que lui de 30 ans et qui suivait l’évolution de la revue depuis des années.

Sous cette double direction s’opéra une révolution : la revue, mensuelle, grandit en format, celui d’aujourd’hui, et en ambition : « nous avons voulu faire mieux connaître la Lorraine dans son histoire, ses mœurs, ses traditions, son activité économique, littéraire, artistique » et cela se fit au prix de la disparition de La Revue Lorraine illustrée dont les auteurs rejoignirent la revue maintenue. Elle restait dirigée par la famille Sadoul car après la mort de Louis en 1937, la veuve de Charles Sadoul prit sa place au côté de Pierre Marot.

Le programme de la revue se renouvelle, les fiauves se raréfient, encore données par George Chepfer, Alcide Marot, Henri Gaudel, les grands articles, à raison de trois ou quatre par numéro, répondent dès lors au programme annoncé en 1932. Ils concernent encore la guerre de 14-18 et la reconstruction, puis les grandes figures du XVIIIe siècle, le passé de Metz, des monuments peu connus, par de nouveaux historiens, Michel François, Jacques François, Maurice Toussaint, Albert Troux, André Gain, Édouard Salin, Bernard Puton, par des prêtres érudits comme Mgr Aimond pour la Meuse, Mgr Pelt pour Metz, le chanoine Hogard. Des numéros spéciaux présentent le graveur Sébastien Leclerc, la réunion de la Lorraine à la France (en 1637), la Société des Fonderies de Pont-à-Mousson, les Œuvres sociales de Nancy (en 140 pages), sans oublier le magnifique catalogue de l’exposition Callot de 1936. Déjà, F.G. Pariset étudie un peintre presque inconnu, Georges de La Tour, Pierre Marot décrit les nouveaux aménagements du Musée Lorrain, agrandi sous sa direction depuis 1934. Une chronique luxembourgeoise est bien assurée par Gustave Ginsback et les comptes rendus de livres et d’expositions paraissent régulièrement. Les années 1932 et 1933 comportent des cahiers de suppléments composés de publicité et d’anciens articles courts.

Les cinquante dernières années du Pays Lorrain voient sa réapparition et sa progression constante à partir de 1950. Pierre Marot, demeuré seul, après dix ans d’interruption forcée, conserve l’appui confiant de Madame Charles Sadoul et de son fils Paul, celui de la famille Friedel, dirigeant l’imprimerie Berger-Levrault et ils reçoivent un renfort inattendu de la part de la Société d’Archéologie Lorraine et du Musée Lorrain qui, en février 1951, renonce à publier sa propre « Revue Historique » (datant aussi de 1929) et la fusionne avec le Pays Lorrain trimestriel dont elle assure désormais l’édition puisqu’il devient aussi son organe.

Pierre Marot demeure le plus efficace agent de liaison entre la Société, la Revue et le Musée Lorrain. Jusqu’en 1976, aidé par l’abbé Choux, conservateur du musée et secrétaire de rédaction, il donne une préférence aux articles d’histoire et à ceux consacrés au musée, longs, très illustrés mais forcément moins nombreux par numéro, il réduit les chroniques à très peu de choses, pu- blie des numéros spéciaux sur les collections du Musée — Callot, Georges de La Tour, Bois de Sainte-Lucie —, ou l’École de Nancy, Barrès.

Lorsqu’au Comité de Rédaction, Pierre Marot, tout en y demeurant, voulut être déchargé de la direction de la revue, la relève fut assurée par René Taveneaux, titulaire de la chaire d’histoire de l’Est après Jean Schneider, toujours soutenu par Jacques Choux. Le doyen Antoine Beau lui suc- céda en 1986, la teneur de la revue ne changea pas, histoire et arts étant les mieux servis par de nombreux universitaires.

En 1988, Paul Sadoul, déjà au Comité, en devient le responsable et la revue connaît une nouvelle jeunesse, plus élégante sous une couverture pelliculée et illustrée, donnant par an, 330 pages de textes et photos, souvent en couleurs. Les articles, six à douze par numéro, sont plus courts et plus diversifiés car le comité de rédaction privilégie ceux qui étudient les activités industrielles anciennes et actuelles, les organismes scientifiques, les grandes écoles lorraines, mais aussi les musées locaux. Les chroniques ont pris une ampleur très appréciée, jusqu’à 30 % de chaque parution, grâce à des correspondants de toute la région, à la vigilance de René Cuénot et à de nombreux comptes rendus de livres et de revues lorraines.

Une fois par an, la Commissions de Sauvegarde du Patrimoine de la Société d’Histoire et du Musée Lorrain publie une série d’observations sur des monuments menacés ou restaurés, et les communications de la Journée d’étude de la Société initiée par Paul Sadoul en 1989 paraissent aussi. Des numéros spéciaux ont servi la vie artistique des années 20 à Nancy, les cires habillées, les antiquités gallo-romaines et, en 1998, le 150e anniversaire du Musée Lorrain.

Les lignes qui précèdent montrent à quel point le Pays Lorrain a constitué dès l’origine, avec le Musée et la Société, une symbiose qui a toujours été la force des rédacteurs et des directeurs de la Revue, surtout quand ceux-ci cumulaient avec bonheur une responsabilité majeure dans l’une et l’autre : ainsi notre revue a pu s’imposer comme la plus vivante expression de la personnalité lorraine.